Georges Dimitrokallis
Extrait des "Actes du XIe Congrès International d'Études Classiques, Cavala (Grèce), 24-30.8.1999", vol. II, Athènes 2002,, pp. 319-330.
La légende d'Orphée offre plusieurs variantes; son mythe en tout cas tel qu'on le connaît aujourd'hui n'est que le résultat d'une synthèse effectuée dans l'antiquité tardive. En ce qui concerne sa triste fin, son meurtre par les femmes de Thrace, la version la plus répandue veut que les femmes le mirent en pièces et que ses membres éparpilles furent jetés dans les eaux de l'Hèbre. Sa tête portée par l'Hèbre jusqu'a la mer, et ensuite ballottée par les flots marins, aborda a Lesbos; on dit que sur les eaux elle murmurait encore un merveilleux chant. La tête fut installée dans une cavité rocheuse, ou elle rendit des oracles des l'époque de la guerre de Troie. Aujourd'hui il est généralement accepte que la tête coupée d'Orphée est une tête oraculaire, une tête prophétisant.
Les cas d'Orphée n'est pas unique dans le monde gréco-romain. Nous connaissons plusieurs cas, dont la plu part sont déjà rassemblés par Waldemar Deonna.À titre indicatif on peut citer le fils de Polycrite en Etolie, le général romain Publiuss, le cas de Gabienus, le brave marin de César égorge par Sextus Pompeius. Dans les récits de têtes oraculaires du monde gréco-romain, en trois cas, Apollon joue un rôle hostile. Le premier cas est celui de la tête coupée d'Orphée, et le second celui du fils de Polycrite. Selon Phlégon, l'ancien para doxographe, le fantôme de l'Étolien Polycrite vint dévorer son fils et n'en laissa que la tête. Cette tête exposée sur le marche prédit aux Étoliens, alors en guerre avec les Acarnaniens, qu'ils allaient perdre la bataille, et elle défendit d'aller consulter l'Oracle d'Apollon, quand les Étoliens en manifestèrent l'intention. Le troisième cas nous est connu également par Phlégon. Après une bataille près de Thermopyles, le général romain Publius, frappe de démence, annonça a ses troupes qu'il allait être dévoré par un grand loup rouge; le loup arriva, Publius se laissa docilement dévorer, a l'exception de sa tete qui se mit a vaticiner, annonçant que le loup, ministre d'Apollon, le conduirait aux demeures infernales. Les Romains élevèrent un temple et un autel à Apollon Lykios a l'endroit ou la tête de Publius avait reposé.
Selon certains savants dans ces trois cas nous aurions le souvenir de très anciens oracles constitues par une tête humaine; oracles qui ensuite furent supplantés par celui d'Apollon:
En ce qui concerne l'époque de la Chrétienté le cas le plus ancien et le mieux connu est, sans aucun doute, celui de Saint Macaire d'Égypte. Le texte grec nous raconte qu'un jour, Macaire, ayant trouve dans le désert un crane, lui demanda de qui il avait été la tête: "D'un païen !" - "Et où est ton âme ?" - "En enfer!" ... Cette image: un sage, debout, parlant avec- un crâne sur le sol, nous rappelle plusieurs intailles de 1'antiquite tardive, ou, pareillement, un homme (philosophe?), debout, parle (?) avec un crane sur le sol. On peut supposer qu'il ne demande pas "ou est ton âme", parce que, habituellement, elle se trouve sur le crane lui-même en forme de papillon. Cette composition a survécu jusqu'au XIXe siècle sur des stèles tombales, ou l'on peut voir un ange debout devant un crane pose sur le sol.
Un autre cas est celui de Saint-Jean le Precurseur, dont la tête parle selon le folklore européen". Sur ce point il faut rappeler que d'après le chroniqueur byzantin Nicephore Calliste, du XIVe siècle, au cours d'un voyage, Salome veut traverser une rivière gelée; la glace cède; elle se debat tant que sa tete finit par se detacher du tronc et surnage en continuant a tournoyer; on eut dit qu'une fatalité vengeresse reproduisait en Salomé le supplice que, jadis, elle avait fait subir a Saint-Jean. En outre, la tete de saint Elophe, décapitée, fait des discours aux fidèles et celle de Saint Denis agit de même.
Enfin il faut ajouter que dans le monde primitif on rencontre des têtes (ou des cranes) qui parlent ou prophétisent. En conclusion on peut reprendre la phrase de Waldemar Deonna: "La tête coupée qui parle est un thème très fréquent des légendes antiques et modernes; le plus souvent, elle predit la mort ou raconte ce qui se passe dans l'Au-delà ».
La tête oraculaire d'Orphée a surgi dans l'art figure, bien avant la littérature; ensuite le thème disparaît à jamais. Certains pensent que "la divergence chronologique entre les documents iconographiques et les documents littéraires a posé divers problèmes", mais, personnellement je ne les vois pas. La tête apparaît sur quatre vases attiques a figures rouges datant de la seconde moitie du Ve siècle av. J.-C.: Une hydrie (ca. 440 av. J.-C.) et une œnochoé,a Antikensammlung de Bale, une autre hydrie (ca. 430-425 av. J.-C.) en Nouvelle Zélande (Otago Muséum de Dunebin) et une coupe (ca. 420 av. J.-C.) actuellement a Fitzwilliam Muséum de Cambridge en Angleterre. Il s'agit de la tête d'un jeune homme, de taille surnaturelle, représentée de profil (sauf l'œnochoé de Bale, pas encore publiée), avec la chevelure abondante, de grands yeux, et la bouche ouverte ou entrouverte. La scene la plus intéressante est celle de la coupe de Cambridge: Un jeune homme assis écrit sur une tablette les prophéties qu'énonce la tête coupée d'Orphée, a terre devant lui. On a avance que le scribe n'écrit pas de prophéties, mais plutôt des poèmes d'Orphée; c'était l'opinion de Martin Nilsson, qui n'est plus acceptée aujourd'hui. A la droite de la composition, en arrière de la tête, est représenté Apollon, debout, étendant le bras. Le bras tendu du dieu serait un bras protecteur au-dessus de la tête inspirée selon les uns, un geste ambigu selon les autres, mais l'interprétation correcte est celle de Carl Robert: Apollon étend le bras pour commander le silence a la tête, et pour avertir le jeune homme de négliger les prophéties et de ne point noter ses paroles. Selon deux textes de Philostrate, rhéteur et écrivain grec du II -IIIe siècle apr. J.-C., Apollon soucieux et jaloux de la concurrence aurait fait taire l'oracle, ou plus précisément la tête oraculaire, faisant observer qu'Orphée avait suffisamment parle (chante) [pendant sa vie pour continuer a prophétiser après sa mort]. Le text grec, dit: "Πέπαυσο, έφη, των εμών, και γαρ άδοντά σε ικανώς ήνεγκα".
En plus de ces quatre vases attiques à figures rouges, on trouve de représentations de la tête coupée d'Orphée en Étrurie. On connaît au moins trois miroirs étrusques de bronze incise, dont l'un provient de Chuisi et date de la fin du IVe, ou du début du IIIe siècle av. J.-C. (Museo Archeologico di Siena) Le second miroir, de composition quasi et datant du IIIe siècle, se trouve au Musée du Louvre; quand au troisième, pas encore publie, il se trouve près d'un antiquaire.
Sur le premier miroir la tête coupée d'Orphée se trouve sur le sol (émerge du sol?). Derrière elle on lit le nom VPΦΕ (= Orphée), forme provenant sans aucun doute, du nοm dorien d'Orphée Όρφης/Όρφας. Αu-dessus on voit quatre personnages, parmi lesquels un jeune homme a droite, qui porte un diptyque avec une inscription. Certains ont avance que très probablement sur le diptyque était écrite la prophétie déjà énoncée. Certains en ont tente la lecture, mais le texte reste indéchiffrable.
La propriété de la tête coupée d'Orphée de prononcer des oracles, selon les spécialistes, vient du fait que la tête est le "siége de l'âme et de la vie, lieu d'élaboration de la pensée du langage". A mon avis la propriété de prophétiser de la tête coupée d'Orphée (et des autres têtes coupées) vient du fait que ces têtes sont des âmes elles mêmes, c'est a dire des âmes - têtes. A ce propos il faut ajouter et souligner, que les vivants au moment de mourir, et les morts, du moins quelques uns, auraient la capacité de vaticiner. Par exemple, citons deux épisodes de l'Iliade, et un passage de l'Apologie de Socrate.
Αu XVIe Chant de l'Iliade, Patrocle, mourant, dit a Hector:
άλλο δε τοι ερέω, συ δ' ενί φρεσί βάλλεο σήσιν
ου θην ουδ' αυτός δηρόν βέη, αλλά τοι ήδη
άγχι παρέστηκεν θάνατος και μοίρα κραταιή,
χερσί δαμέντ' Αχιλήος αμύνονος Αιακίδαο.
Au XXIIe Chant de l'Iliade Hector, moribond, prédit:
[Τον δε καταθνήσκων προσέφη κορυθαίολος Έκτωρ.]
η σ' ευ γιγνώσκων προτιόσσομαι; ουδ' αρ' έμελλον
πείσειν η γαρ σοι γε σιδήρεος εν φρεσί θυμός.
φράζεο νυν, μη τοι τι Θεών μήνιμα γένωμαι
ήματι τω ότε κεν σε Πάρις και Φοίβος Απόλλων
εσθλόν εόντ' ολέσωσιν ενί Σκαιήσι πύλησιν.
Enfin, Plato, dans son Apologie de Socrate, met dans la bouche de son maître, la phrase: "Το δε δη μετά τούτο επιθυμώ υμίν χρησμωδήσαι, ω καταψηφισάμενοί μου και γαρ ειμί ήδη ενταύθα, εν ω μάλιστα άνθρωποι
χρησμωδούσιν, όταν μέλλωσιν αποθανείσθαι. φημί γαρ...".
En ce qui concerne la nécromancie, également bien connue chez les Juifs, on peut citer un cas célèbre: l'évocation du roi Darios par sa femme, dans la tragédie Les Perses d'Eschyle.
Comme nous le verrons plus loin, il existe plusieurs représentations des âmes - têtes antiques, qui déjà, dès la seconde moitié du siècle dernier, furent décrites avec exactitude. Par exemple, Adolf Furtwangler ecrit: "Hermes ruft einen menschlichen Kopf aus der Erde", οu "Hermes... vor Urne.., einen Geist in Gestalt eines bartigen Koptes hervorruft. Ces descriptions sont correctes, mais la conception de l'âme - tête, "Kopfseele" en allemand, a été avancée et élaborée par Georg Weicker au début de notre siècle. Par ailleurs la comparaison des textes grecs nous démontre que, parfois, les mots ψυχή (=âme) et κεφαλή (=tête) sont synonymes, comme dans ces deux vers de l'Iliade d'Homère: "ούνεκ' έμελλε/πολλάς ιφθίμους κεφαλάς Άϊδι προϊάψειν" et "πολλάς δ' ιφθίμους ψυχάς Άϊδι προΐαψεν. Le troisième vers de l'Iliade était très cοnu dans l'Antiquité; cite et commente maintes fois, répète dans une épigramme de Pseudo-Lucien, il a été paraphrase dans un texte byzantin de la fin du XIVe οu du début du XVe siècle. La synonymie des deux mots, âme et tête, a conduit quelques uns a apporter des corrections, mais les commentaires des Anciens sur ce point étaient négatifs. La synonymie des deux mots n'est pas comprise dans les traductions, mais en grec ancien les deux vers ne diffèrent que par un seul mot: âme - tête.
Un autre exemple, très significatif, est le suivant: Οn sait que selon les Pythagoriciens, les fèves étaient considérées comme les âmes des ancêtres. Dans l'œuvre de Plutarque Συμποσιακά Προβλήματα (Questions de Table), οn lit: "Et l'Εpicurien Alexandre cita, pour faire rire, le vers: ίσόν τοι κυάμους έσθειν κεφαλάς τε τοκήων.
Si nous laissons de cote les représentations des âmes - têtes égyptiennes, étudions alors une amphore étrusque du Museum Antiker Kleinkunst de Munich, trouvée à Vulci et datant de ca. 570 avant J.-C. Sur ce vase οn voit la bataille entre les Grecs et les Troyens autour du cadavre décapite de Troîlos, le petit frère d'Hector. Le corps se trouve étendu sur le sol, tandis que sa tête, c'est a dire son âme, vole a toute vitesse vers le ciel; la vitesse est montrée par la chevelure abondante de la tete qui flotte en arrière. Des inscriptions nous donnent les noms des combattants. A gauche Achille, en arrière Minerve et Mercure, a droite Hector, tandis que le nom du pauvre Troîlos se trouve au-dessus de son trône.
Mais il faut insister sur le monde étrusque, parce que sur une série de scarabées étrusques et de pierres de bagues italiques étrusquisantes, on voit Mercure Psychagogue se penchant et évoquant une tête qui se trouve un peu plus haut que le sol - et non émergeant de la terre comme certains le prétendent; dans un cas la tête émerge d'un vase. Quelques fois a la place de Mercure est représenté un homme qui écoute ce que dit la bouche de la tête, et écrit quelque chose sur une tablette. La tettes est toujours la tête d'un jeune homme représente toujours de profil, les yeux grands et la bouche ouverte ou entrouverte.
Que signifie cette composition? Nous l'ignorons, parce que l'art étrusque est comme un livre illustre sans texte!
Εn tout cas, pour Salomon Reinach la tête est "un mort dont οn ne vοit que la tête". L'opinion de Brandt et de Schmidt, auteurs du premier volume de Αntike Gemmen in Deutschen Sammlungen, qui parlent d'un "auftauchender Kopf" est quasiment la même Erika Zwierlein-Diehl est proche de l'interprétation correcte, mais trop hésitante, elle s'interroge et écrit: "Hermès, einen Töten (?) beschworend ". Pour certains la tête est une tête qui émerge de la terre, mais a l'en contre des opinions de Reinach, de Furtwängler, de Brandt et de Schmidt, Gisela Richter très justement écrit: "that the head is not emerging from the ground is indicated by the fact that the lower outline of the neck is marked ". Alors, la tête est seulement une tête sans corps, pas "un mort dont οn ne νοit que la tête", et cette tête est une âme, une âme - tête. La démonstration se trouve dans une série de scarabees étrusques et de bagues italiques étrusquisantes, οu, a la place de la tête, on voit une âme en forme d'un eidolon, c'est a dire en forme d'un petit homme. Le terme eidolon est un terme scientifique généralement accepte et utilise. C'est le même mot qu'utilisaient les Grecs Anciens, a l'exception d'une hydrie archaïque a figures noires se trouvant a Munster, οu, l'eidolon est nomme φσυχή (=âme). A ce sujet il faut ajouter que parmi les spécialistes, quelques uns considèrent l'âme - tête comme l'abréviation d'eidolon.
Pour en revenir aux scarabées étrusques et leurs représentations d'âme - tête, rappelons qu'avant un siècle entier, Adolf Furtwängler les a comparé dans son Antiken Gemmen avec la coupe de Cambridge, mais d'un autre point de vue: de l'influence éventuelle de l'Orphisme en Italie Centrale.
Enfin, je cite tres rapidement que la conception de l'âme - tête dans l'art figure a survécu dans le monde chrétien jusqu'a nos jours. Je cite deux exemples: Sur la façade de la Cathédrale de San Donnino di Fidenza (ex Borgo San Donnino) en Lombardie, qui date de la fin du XIIe ou du début du XIIIe siècle, est représentée le scène du martyre de San Donnino. On y voit le martyr décapite et deux têtes; l'une est barbue avec une moustache, et se trouve sur le sol - c'est la tête naturelle. L'autre tête, qui est imberbe et sans moustache est portée par deux anges vers le ciel -c'est l'ame - tête du martyr.
Sur un diptyque éthiopien datant du XIXe siècle figure la décapitation de Saint-Jean le Précurseur. On voit le prophète décapite et deux têtes également. La tête physique se trouve sur le sol; et l'autre, ailée, avec les traits du prophète, vole vers le ciel - c'est l'âme - tête du prophète.
Le sujet d'une miniature datant de la seconde moitiè du XIIe siècle est assez curieux. À gauche on voit la création d'Ève, tandis qu'Adam dort au-dessous d'un arbre. C'est l'arbre du Paradis, l'arbre du monde (l'axis mundi), sur les branches duquel on voit cinq têtes humaines. Mais que représentent ces tètes? Εn ce temps-là, n'existait seulement que deux êtres humains: Adam et Eve! Alors, ces têtes sont des âmes - têtes, mais pas des âmes - têtes de défunts. Chaque tête représente l'âme - tête préexistante d'un homme qui naîtra dans le futur. C'est a dire nous nous retrouvons devant une miniature figurant les thèses et les idées de la Préexistence (Praexistantilismus)! On sait que la thèse de la préexistence des âmes soutenue par Platon et adoptée par Origène, a été condamnée par le Christianisme, mais voilà qu'elle a survécus sur cette miniature, pour nous rappeler que les chamans récoltent sur les arbres les âmes des enfants qui ne sont pas encore nés, pour ensuite les introduire, les poser dans le corps des femmes. Ces arbres sont-les "Kinderbäume" des ethnologues.
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