Dienstag, 17. Dezember 2013

L’histoire de la mission spirituelle russe à Pékin

Le 1er juin 1685, une armée de plus de cinq mille hommes engageait, sur ordre de l’empereur Kangxi, le siège du fort d’Albazin, sur le fleuve Amour, où s’étaient retranchés quelques centaines de Cosaques. Face à une telle disproportion des forces, la garnison ne pouvait résister longtemps. Elle se rendit au bout de dix jours. La plupart d’entre eux obtinrent de pouvoir aller, avec leurs familles et leurs biens, à Nerchintsk ou Irkoutsk. Pourtant, un petit groupe « d’Albaziniens », quelques dizaines tout au plus, fut au contraire envoyé à Pékin. L’Empereur, loin de les traiter en ennemis, les recruta dans sa garde, leur offrit terrains et pensions, maria les célibataires à des veuves de condamnés chinois. Il les autorisa même à pratiquer la religion orthodoxe sous la direction du prêtre Maxime Leontiev qui les avait accompagnés. Un ancien temple lamaïste fut affecté au nouveau culte. Le souci de veiller sur cette petite chrétienté orthodoxe inspira aux autorités russes l’envoi, en 1715, d’une mission spirituelle russe à Pékin. Celle-ci allait jouer un rôle déterminant dans les relations entre les deux pays, dépassant de loin sa vocation religieuse initiale.
Ce petit groupe de religieux devait s’occuper exclusivement de la communauté orthodoxe de Chine : Albaziniens fixés sur place et marchands russes qui, tous les trois ans, visitaient la capitale chinoise dans des caravanes de plusieurs centaines de personnes. À la différence des missionnaires catholiques, ils ne cherchaient nullement à convertir les Chinois. Sans doute grâce à cette prudence, expressément recommandée par Pierre le Grand, l’accueil des autorités locales fut favorable : la mission reçut d’emblée des terrains bien situés pour son installation et pour l’édification d’une église. Ses membres perçurent, selon leur rang, des émoluments équivalents à ceux des mandarins chinois auxquels ils étaient assimilés. Plus tard, vers la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, les orthodoxes furent épargnés lors des vagues de répression qui frappèrent les missionnaires catholiques et leurs ouailles.
Jusqu’aux « traités inégaux » de 1858-1860, la Chine n’autorisait pas la présence d’ambassades européennes permanentes sur son territoire. De ce fait, la mission russe fut amenée, pendant près de cent cinquante ans, à représenter de manière officieuse les intérêts du gouvernement russe à Pékin. Et, si elle dépendait officiellement du Synode pour les questions religieuses, ses représentants étaient en relations régulières avec le ministère des affaires extérieures de Pétersbourg.
Passionnés par la Chine
Les membres de la mission, généralement une douzaine, religieux et laïcs, en poste pour une durée variable (de six à seize ans), étaient les meilleurs observateurs dont disposait la Russie en Chine. Observateurs et non acteurs car, à la différence des Jésuites, ils se tinrent à l’écart des intrigues de palais et des luttes de pouvoir. Bon nombre d’entre eux se lancèrent dans les études chinoises de manière très approfondie, et il n’est pas exagéré de dire que la sinologie russe a pris naissance à la mission de Pékin. Dès les années 1730, on vit apparaître les premiers dictionnaires manuscrits russe-mandchou-chinois. Une école de langues se créa, ainsi qu’une bibliothèque réunissant des manuscrits précieux. Au début du XIXe siècle, plusieurs grands savants se distinguent, entre autres Nikita Bitchurin (1777-1853), alias l’archimandrite Hyacinthe, qui dirigea la mission de 1807 à 1821. Il rédigea aussi bien de remarquables dictionnaires que de nombreux ouvrages sur l’histoire, la géographie et les religions chinoises. Il est aussi l’auteur d’une description de Pékin d’un immense intérêt. Ses travaux lui valurent une grande réputation en Russie comme dans toute l’Europe, même si d’aucuns l’accusèrent de délaisser totalement l’aspect spirituel de sa charge. Son élève Pyotr Kafarov (1817-1878), frère Palladius en religion, est particulièrement connu pour son système de transcription des caractères chinois en cyrillique. On peut encore citer les noms de Vassiliev et de Vinogradov (le hiéromoine Alexey)…
À partir de 1821, la mission compta aussi des médecins russes. Ceux-ci, tout en étudiant la pharmacopée et la médecine chinoise, donnaient des consultations qui leur valurent une immense popularité auprès des élites de la cour et de la population en général. De même, à partir de 1830, on y envoie des peintres. Alors que l’orientalisme russe trouve généralement son inspiration au Caucase et en Asie Centrale, poussant parfois jusqu’en Inde avec Verechtchaguine ou en Afrique du Nord avec Brioullov, les œuvres de ces artistes installés en Chine sont particulièrement originales. Le premier de ces peintres, Anton Legachov, est aussi le plus célèbre. Auditeur libre à l’académie impériale de peinture, il est envoyé, sur sa demande, à Pékin. Il y reste une dizaine d’années, y exécutant notamment une quarantaine de portraits de dignitaires du régime ainsi que des paysages. Comme certains peintres jésuites, sa manière et sa palette portent l’influence de la peinture chinoise. Cette orginalité, à son retour en Russie, l’empêchera d’ailleurs d’obtenir la chaire de professeur qu’il convoitait !
Par ailleurs, les puissances européennes contraignent le gouvernement impérial chinois à admettre la présence de diplomates européens à Pékin. Avec l’arrivée d’un représentant russe officiel en 1864, le rôle de la mission spirituelle se réduit naturellement, se limitant dès lors aux questions religieuses et scientifiques. La communauté orthodoxe s’accroît de quelques centaines, puis milliers, de convertis, dont 222 seront victimes de la révolte des Boxers en 1900. Après la Révolution, la mission accueille de nombreux réfugiés, mais elle est finalement officiellement fermée en 1954 sur pression soviétique.
Quant aux Albaziniens, toujours très peu nombreux (94 en 1831, environ 250 en 2000) ils se sont au fil des ans totalement sinisés. Ils ont adopté des noms chinois et perdu, à la suite de mariages successifs, toute apparence physique distinctive et la connaissance de leur langue d’origine. Cependant, fait surprenant pour une si petite communauté, ils n’en ont pas moins conservé leur foi orthodoxe, plus de trois siècles après que quelques dizaines de Cosaques d’un petit fort sur l’Amour eurent répondu à l’invitation, quelque peu forcée, de l’empereur Kangxi.
Paul Huetz

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